« Une dynamique collective, autonome, solidaire »

Un an après le début de la crise sanitaire, Davis Morante, directeur de l’organisation Cenca revient sur les conséquences très fortes pour la population des quartiers populaires mais aussi sur sa très grande capacité d’adaptation.

Qu’a changé la crise pour les populations que vous accompagnez ?
C’est une crise sanitaire mais c’est surtout une crise de l’éducation car depuis un an aucun enfant ne va à l’école, tout se fait de manière virtuelle. Au Pérou, il existe deux systèmes, un privé et un public. Depuis l’époque de Fujimori, l’éducation a été ouverte au secteur privé, n’importe qui avec un diplôme universitaire peut ouvrir une école. Le résultat est que beaucoup d’écoles privées ont un niveau très bas. Malgré ça quasiment tout le monde, même parmi les classes populaires, envoie ses enfants dans le privé tellement le niveau du public est mauvais. A Mariategui la majorité des élèves va dans le public et tous les cours se font sur whatsapp. Il y a rarement plus d’un téléphone portable dans chaque foyer. C’est donc très compliqué pour les enfants de suivre les cours. Et se connecter dans les parties hautes de Mariategui est très compliqué. Tout est très compliqué. La crise alimentaire est présente aussi, il y a eu une mobilisation forte des femmes des quartiers populaires sous la forme de cantines ouvertes à tous. Au Pérou la crise est très visible car nous n’étions pas préparés. Imaginez si la France est débordée ce que ça peut donner au Pérou. Le système de santé est très mauvais, c’est un business. Si tu as de l’argent tu peux avoir accès à des soins de qualité.

Les habitants des quartiers populaires sont retournés travailler ?
Oui mais pas forcément le même travail qu’ils avaient. Beaucoup d’activités ont été interdites par l’Etat.

Qu’est ce qui a changé pour Cenca ?
Nous avons mis en place un plan alternatif « covid », quand nous avons vu que la situation était appelée à durer. Pendant des mois, il nous été impossible de se rendre auprès des habitants des quartiers populaires. Seuls deux personnes au sein de l’équipe pouvaient se déplacer, car ils habitent sur place. Elles ont travaillé à l’installation de locaux pour les cantines populaires. Sinon tout est en virtuel, les réunions, les formations. On expérimente. Mais nous n’avons pas perdu le contact avec les gens. Pour le moment on cherche à ce que les femmes qui avaient participé à l’ancien projet ne perdent pas leurs acquis en pâtisserie, couture ou cordonnerie. Les réunions hebdomadaires où les femmes du (nouveau) projet débattent entre elles ont été lancées, virtuellement. Les formations techniques n’ont, elles, pas pu encore démarrer. De manière générale le nouveau projet est la continuation logique du premier car nous l’avions imaginé avant la crise. Celle-ci nous amenés à inclure les femmes des cantines populaires dans notre dynamique. Parce qu’en fait ce sont les mêmes femmes que nous accompagnons d’habitude. C’est cette dynamique collective, autonome, solidaire que nous encourageons.


Davis Morante dans le quartier de Mariategui

Quel est l’apport de Frères des Hommes ?
Nous avons eu la possibilité de nous adapter à la situation actuelle et de pouvoir opérer des changements dans le projet. Notre projet commun se base sur les besoins de la population et non selon des objectifs préétablis. Nous parlons beaucoup avec Frères des Hommes. Tout l’accompagnement pédagogique de Frères des Hommes continue, tout est en virtuel maintenant.

Pouvez-vous nous parler des cantines populaires ?
Dès le premier mois de la crise, Cenca est allé à la rencontre des personnes les plus touchées en distribuant des paniers repas. Près de 1 200 familles ont pu en bénéficier. On s’est rendu compte que certains quartiers mettaient en commun ce que nous leur distribuions et cuisinaient pour la communauté. De cette façon ont été créées les cantines populaires à Mariategui. 150 déjeuners sont servis chaque jour. Ce fut une organisation sociale totalement spontanée. Les cantines fonctionnent sur un système d’adhésion, il faut ensuite se porter volontaire pour cuisiner une fois dans la semaine. Pour le moment il y a 60 cantines dans le quartier de Mariategui, en tout cas il s’agit de celles officiellement enregistrées.

Que serait-il passé sans ces cantines ?
L’Etat a donné des aides financières, mais cette aide est arrivée très tard et les gens devaient manger. Certaines aides ont été données après le 1er confinement, ce qui n’a aucun sens. Beaucoup de gens n’ont rien reçu du tout. Ces cantines vont fonctionner longtemps encore car la crise économique, après la crise sanitaire, va toucher beaucoup de gens. Cenca les a accompagnées mais nous n’en sommes pas à l’origine, ça a été complètement spontané. Par contre nous avons mis en place plusieurs espaces de travail. D’abord nous avons aidé à organiser une assemblée des déléguées des cantines de Mariategui, à peu près 30 personnes. C’est un espace de partage d’informations. Il y a aussi une assemblée de toutes les cantines populaires du district de San Juan de Lurigancho, le plus peuplé de Lima (dans lequel se trouve le quartier de Mariategui). Nous travaillons aussi directement avec certaines cantines. Nous avons ainsi proposé une formation sur les gestes de sécurité de base pour les personnes qui cuisinent. Une des salariées de Cenca est dirigeante d’une cantine. Elle est aussi la représentante des cantines populaires au niveau national. Elle va à la rencontre des membres du congrès, de la présidence, de la mairie. Le système des cantines est très organisé.

Comment s’est maintenu le lien très fort entre les habitants de Mariategui et Cenca, car il existait un vrai risque qu’ils ne reviennent plus vers vous ?
C’est vraiment une question de confiance, dès le début de la crise ils sont venus. C’est le résultat du travail de Cenca. Nous sommes dans le quartier depuis 10 ans, nous connaissons la population et elle connaît notre manière de travailler. Les gens se sentent faire partie de Cenca et pendant des temps de crise, de la même manière qu’ils appelleraient un ami ou un membre de la famille, ils nous appellent nous.

Protection de l’environnement et justice sociale sont deux thématiques que Cenca met avant, cela se traduit comment ?
Par exemple avec les jardins communautaires que nous avons développés, surtout au début de la pandémie. Ce sont des jardins partagés par les habitants d’un même quartier avec une vraie préoccupation environnementale. Nous avons développé des formations en agriculture urbaine on line pour que les gens n’aient pas à sortir de chez eux et puissent avoir une petite production agricole qu’ils n’ont pas les moyens d’acheter. Avec l’apparition des cantines populaires, nous avons proposé que chacune d’entre elles aient son propre jardin. On s’est aperçu qu’elles partageaient leur production entre elles et que certaines arrivaient même à vendre leur surplus.

2021 est le bicentenaire du Pérou, j’ai vu sur le site dédié à l’évènement le slogan « le pays que nous voulons », du coup ma question : quel pays voulez vous ?
Le bicentenaire était quelque chose de très important il y a 3 ans, tout le monde parlait de ça. Mais avec la pandémie, ça n’a plus aucun sens, plus personne ne l’évoque. Ceci dit pour répondre à votre question, ce qui me parait très important est d’avoir un pays éduqué, un pays qui va avoir de la sagesse. Le Pérou a un faible niveau d’éducation. C’est dans l’intérêt des classes dirigeantes d’avoir une population peu éduquée et plus facilement manipulable. Moi je voudrais un pays avec des gens qui pensent et qui proposent des solutions.