Issues des campagnes péruviennes, avec l’envie d’une vie meilleure, les femmes du district de San Juan de Lurigancho se sont installées dans cette banlieue populaire de Lima avec leurs maris, leurs enfants et leurs parents. Ce district est un de ceux les plus touchés par la violence physique et sexuelle dans le pays. L’association Cenca y est présente depuis des années. Pour illustrer l’étendue du problème, son directeur, Davis Morante, prend souvent l‘exemple d’une femme qui, lors d’une réunion, lui dit : « si une femme est battue, c’est à cause de ce qu’elle a fait ». Il arrive parfois que « l’agresseur, souvent le mari, passe à la télévision nationale suite à l’agression et esquisse un “bon, pardon“, en forme de confession. C’est comme si il avait cassé une assiette. » Très souvent, cette violence physique est la manifestation d’une violence économique et sociale, d’un rapport de domination ancré au plus profond des sociétés dans laquelle les femmes vivent. « L’homme prend les décisions sur comment dépenser l’argent, continue Davis Morante, et ce même si les femmes disent participer aux dépenses du foyer. L’homme décide d’un montant journalier ou hebdomadaire que la femme va recevoir. » La violence, les femmes indiennes « dalits » (intouchables) en sont constamment victimes. L’association Fedina travaille au cœur des quartiers populaires de Bangalore, la mégalopole « high tech » du sud de l’Inde. Elle témoigne d’une « oppression » et « d’une violence sociale que les femmes subissent à chaque minute de leur vie. Elles sont vues comme la moitié d’un homme, donc elles n’ont pas les mêmes droits même si leur charge du travail est beaucoup plus lourde si on compte les tâches ménagères et le soin des enfants. » La situation est encore pire pour les femmes âgées, anciennes employées de maison ou ouvrières : pas de retraite officielle, peu d’accès aux soins et souvent un abandon par leur famille. La présidente d’un syndicat de travailleuses retraitées avait eu ces mots : « Oui, Bangalore se développe chaque jour un peu plus, mais là où nous vivons, rien ne change. Nous avons toutes travaillé pendant 40 ans, nous ne demandons pas la charité, nous demandons à être reconnues, c’est ce que la société nous doit. » La situation en Inde fait écho à celle vécue par les femmes de Bukavu, à l’Est de la République démocratique du Congo, une région dotée d’importantes ressources minières où depuis plus de 20 ans, groupes militaires et rebelles s’affrontent sans relâche. L’Association pour la Promotion de l’Entreprenariat Féminin y est mobilisée pour répondre à « un énorme poids de la tradition sur les femmes qui, en plus de la tension sécuritaire, se décline dans chaque déplacement, chaque comportement, tant dans la sphère familiale qu’au niveau des quartiers ou de la société en général. »
Face à ces rapports de domination qui les enferment et les soumettent, les femmes passent à l’action collective. Qu’elles soient en République démocratique du Congo, au Pérou ou encore en Inde, elles construisent localement des espaces de changement social. Quand on est, depuis toujours, déconsidéré, méprisé, jusqu’à intégrer sa propre auto-dévalorisation, ce n’est pas rien que d’être accueilli. La première vertu du collectif pour ces femmes est de rompre leur isolement. Intégrer un lieu où vont se reconstruire le lien social et l’estime de soi est salutaire. La formation de ces femmes joue alors un rôle primordial. Entrer en formation quand on a été exclu de tout apprentissage est une petite révolution. Cela leur permet d’apprendre un métier et ainsi d’accéder à des revenus tout en augmentant leur autonomie.
Mais autre chose est à l’œuvre. Ces formations s’inspirent de l’éducation populaire. Elles mettent en valeurs les savoirs que détiennent les femmes qui y participent. L’effet est immédiat. L’estime de soi repasse dans le positif et le partage devient possible. Le collectif devient alors un catalyseur. Ensemble elles construisent une analyse de leurs propres situations de vulnérabilités. Cette faculté nouvelle à porter un regard critique sur les mécanismes socio-économiques va leur permettre de comprendre et de changer ce qui jusqu’alors les exposaient à la violence. A Bangalore, des travailleuses retraitées ont par exemple été formés en droit du travail et sur les lois de protection des femmes. Elles se sont ensuite organisées en collectif, puis en syndicat. Le résultat a été la rédaction d’un cahier de doléances à l’attention des candidats aux élections législatives d’avril 2019.
Au-delà de l’impact visible sur les personnes individuellement, les formations ont un second objectif : rendre possible des alliances permettant des actions collectives et solidaires. Concrètement cela s’incarne à travers la création de groupements ancrés dans le quotidien des villages ou les quartiers (création d’activités économiques dans des coopératives, création de groupes d’entraide pour intervenir face à la violence domestique, mutuelles d’épargne solidaire, groupes de pression pour faire valoir ses droits en situation d’injustices)… toutes ces actions ont un point commun : comment ne pas reproduire de rapports de domination ? Comment ne pas recréer des situations d’exploitation des vulnérabilités ? Quand les réponses se construisent ensemble autour des principes de solidarité et de coopération, le collectif devient alors pour les femmes des espaces de changement social et d’élimination de la violence.
Yves Altazin, directeur de Frères des Hommes.
Tribune disponible sur Médiapart.