Sénégal : « mettre en avant la souveraineté alimentaire et l’agroécologie »

Les autorités sénégalaises assouplissent peu à peu les restrictions dans le pays, laissant apparaitre des blessures sociales et économiques marquantes notamment dans les campagnes. L’après covid est dans toutes têtes mais il ne se fera pas de manière juste sans prendre en compte la souveraineté alimentaire et l’agroécologie, telle est la position de Ndiakhate Fall, directeur de l’Union des Groupements Paysans de Méckhé.

Il semble que les mesures de restrictions ont été assouplies dans le pays, quels sont les changements ?

Il y a des assouplissements effectivement, les marchés hebdomadaires peuvent rouvrir et ceux des grandes villes ont été autorisés 6 jours par semaine. De même les autorités ne demandent plus aux transports de réduire de moitié leur capacité pour respecter la distanciation physique. Il y a quand même des questionnements, les écoles sont fermées depuis le 16 mars, et on nous dit qu’elles reprennent le 02 juin pour ceux qui passent des examens. Au niveau des villes, qui sont les épicentres de la crise, comment penser rouvrir les écoles ? En plus beaucoup d’enseignants sont rentrés dans leur ville d’origine au moment de la mise en place des restrictions, il va falloir organiser leur retour alors que le déplacement entre départements est toujours interdit. Ça peut aussi favoriser la circulation du virus. Certains parents ne vont pas envoyer leurs enfants, car la distanciation physique n’est pas possible dans les transports en commun et reste difficile dans les écoles mêmes. Certaines n’ont pas d’eau, pas de toilettes, les masques sont obligatoires, comment va-t-on gérer ça au niveau des écoles ? En milieu rural, nous sommes pour le moment épargnés mais lorsque les marchés hebdomadaires vont ouvrir, beaucoup de gens vont venir, il y a une forte demande et donc un risque possible de circulation de la maladie.

C’est un soulagement pour les paysans que les marchés aient rouvert, non ?

A moitié car les marchés ne peuvent accueillir que des personnes du département, ce sont des marchés où habituellement des gens venaient de partout pour s’approvisionner et ensuite aller vendre la marchandise dans les villes. On ne trouvera plus les « bana bana », ces négociants qui arpentent les marchés. Celui de Méckhé a rouvert lundi dernier. On s’est aperçu que ceux qui avaient amené leurs animaux pour les vendre n’ont rien vendu du tout, car en général ce sont les bouchers de Dakar qui achètent en grande quantité. Il y a en plus le couvre-feu à 21h, donc les petits restaurants de grillade ne peuvent pas ouvrir. Il n’y a pas une grande clientèle dans les marchés actuellement.

Tu disais que la situation des paysans est très compliquée, que se passe-t-il ?

Effectivement ils vivent une situation difficile. D’abord c’est un problème alimentaire, l’année dernière la récolte a été mauvaise, donc certains paysans sont en train de finir leur stock. Ils n’ont plus la possibilité de mener d’autres actions de petit commerce par exemple ou de transformation d’aliments. Il y a une forte baisse de rentrée d’argent au niveau des familles, en dépit de l’aide de l’Etat. Après si les paysans n’arrivent pas à lancer la campagne culturale, il y a un risque de famine endémique. On essaye de bien préparer cette campagne, on insiste sur la culture vivrière et c’est pour cela que nous avons lancé ce « cri du cœur » à l’attention de nos partenaires. C’est important qu’il y ait un accès aux semences, car la pluviométrie est prévue d’être bonne cette année.

Comment allez-vous mettre ça en place ?

On va voir quelles exploitations sont les plus vulnérables et on va voir comment les accompagner pour qu’elles accèdent à des semences de qualité, de mil, d’arachide, de niébé. C’est un crédit que le paysan peut rembourser après la campagne, ça nous permet de renforcer les stocks de sécurité, de créer des greniers de prévoyance. On a commencé à sensibiliser nos membres pour qu’ils s’orientent sur de la culture vivrière. Si l’UGPM peut jouer un rôle de coordination, chaque groupement joue aussi son propre rôle, on est en train de voir quelle stratégie ils mettent en place. Nos animateurs sont en contact permanent avec leurs collègues au sein des groupements pour voir ce qu’ils sont en train de mettre en place pour participer à la lutte contre le Covid et surtout au niveau de la préparation de la campagne culturale.

Comment maintenez-vous le lien avec les paysans ?

On a un groupe WhatsApp qui fonctionne très bien où nous diffusons toutes les informations de l’UGPM. Nous n’avons pas fermé les bureaux, il y a toujours quelqu’un de l’équipe, que ce soit moi ou le président, certains animateurs passent, surtout le lundi. On organise des réunions entre nous, avec toutes les précautions. Au niveau des groupements, nous avons des animateurs endogènes qui habitent dans les villages et qui ont aussi mis en place des groupes WhatsApp. Ils sont souvent en contact avec les animateurs centraux de l’UGPM.

Les gens réagissent de quelle manière au virus ?

Au début, les gens disaient que c’était une maladie de l’étranger, mais de plus en plus ils se rendent compte de la dangerosité de la maladie, les gestes barrière sont majoritairement respectés. Le port du masque pose un peu problème, on n’en trouve pas ou les gens les trouvent encombrant.

En Haïti, le Mouvement paysan Papaye nous disait que les conséquences de la crise sanitaire avaient été aggravées par le système économique, social et politique du pays, est ce que tu partages cette impression au niveau sénégalais ?

Parfaitement, si on regarde le Sénégal, il y a un an l’Etat a investi 1 000 milliards de francs CFA dans un Train Express Régional alors que nous n’avons pas de structures sanitaires. Quand la maladie s’est déclarée, un professeur rapportait qu’il n’y avait que 12 respirateurs dans le pays au total. Ce sont des politiques imposées par un système libéral. On n’investit pas dans nos priorités, mais les gens commencent à se rendre compte que la santé et l’éducation en sont.

Comment vois-tu cette période de l’après coronavirus ?

Il y aura un nouvel ordre mondial, c’est obligatoire. Mais ce qui me pose question est de savoir comment vont se positionner nos pays. Est-ce qu’on aura des décideurs responsables, qui vont analyser nos priorités, qui vont développer nos sociétés à partir des ressources dont on dispose ? À partir de là, on pourra se demander ce qu’on peut apporter, il n’y aura pas de pays faible, ni de fort, chacun va avancer selon ses besoins et capacités et définir des politiques en fonction. Nos Etats vont peut-être prendre conscience des priorités pour l’Afrique. Depuis des années par exemple, les organisations paysannes parlent de souveraineté alimentaire, mais les décideurs n’ont jamais écouté. Aujourd’hui, ils en sont davantage conscients. Notre président a longtemps hésité à confiner mais il était incapable de nourrir la population pendant 15 jours. Un pays qui n’est pas capable de faire cela est extrêmement vulnérable. Cela aussi interpelle les populations, beaucoup de gens sont sortis faire des provisions quand la question du confinement s’est posée, car si on reste confiné on risque de mourir de faim. Cela questionne aussi notre capacité à nous prendre en charge. Certains discours vont dans ce sens comme l’ancien premier ministre qui vient parler d’agroécologie même si il ne parlait que d’engrais chimiques lorsqu’il était en poste. C’est une prise de conscience mais nous, organisations paysannes, devons nous positionner pour mettre en avant la souveraineté alimentaire, l’agroécologie et le développement endogène.

Comment inclure les populations en situation de vulnérabilité dans la transformation de nos sociétés ?

Il y a des organisations sociales qui sont là, il y a des mouvements paysans qui regroupent les populations en situation de vulnérabilité. Ils ne sont pas éloignés de la base. Il faut les inclure dans cette concertation pour qu’elles puissent apporter leur vision. Il faut renforcer ces organisations pour que ces populations participent et se sentent responsabilisées. On en fera sortir de nouvelles visions, de nouvelles stratégies. Il en ressort toujours quelque chose de bénéfique quand le dialogue s’instaure entre le gouvernement et la population. Je prends l’exemple de la réforme foncière au Sénégal, le CNCR à l’époque disait à l’Etat : « nous sommes des représentants de différentes organisations sur cette question, il faut prendre le temps de discuter avec la base. » Quand on l’a fait, on a consulté au niveau national, on a eu la vision des paysans.

L’UGPM est très proches des paysans, est ce qu’on peut y voir une forme d’alliance ?

Je pense que l’alliance est déjà là. On a dit aux paysans : l’UGPM est pour vous, vous êtes dans le conseil d’administration, c’est vous qui décidez et donnez les orientations. Il faut donc une forte part de participation de la part des paysans. C’est un acquis. L’UGPM est une organisation paysanne qui va durer. Les membres considèrent qu’ils ne sont pas les bénéficiaires mais les propriétaires de l’organisation. C’est très important car il existe un sentiment d’appartenance réel. C’était présent avant la crise, mais maintenant les gens se rendent quand même compte que l’UGPM est toujours là pour eux. Nous n’avons pas fermé quand la maladie s’est déclarée, on s’est dit qu’il fallait qu’on maintienne une permanence, les paysans devaient avoir un interlocuteur. Il fallait qu’on soit là. Chaque jour au final nous sommes là. Ils sentent que ça continue à vivre.

Quelle est la suite pour l’UGPM ?

D’abord l’information et la sensibilisation sur les enjeux de la sécurité alimentaire, il faut amener les paysans sur ce plan-là. Ensuite il faut surtout vraiment les accompagner sur la campagne qui va démarrer en facilitant leur accès aux semences de niébé ou d’arachide. Mais cela ne nous empêche pas de continuer à travailler sur le projet avec Frères des Hommes.