Inde : les basses castes, les plus frappées par la crise

Parmi les pays dans lesquels Frères des Hommes travaille avec ses partenaires, l’Inde (et plus précisément la ville de Bangalore dans le sud) reste particulièrement touchée par la crise sanitaire et le confinement très strict qui en a résulté. Fedina, notre partenaire, s’est adapté. Son directeur, Sebastian Devarraj, nous a raconté comment les femmes et les travailleurs migrants ont été le plus atteints.

Comment évolue la situation à Bangalore ?

Les cas augmentent fortement dans différents endroits de la ville que les autorités isolent successivement. Les bureaux de Fedina sont ouverts, j’y vais une à deux fois par semaine, Usha, la co-directrice un peu plus souvent. On s’adapte, on essaye de trouver des moyens de faire des réunions à distance avec les populations que nous accompagnons, on fait appel à la jeunesse pour venir aider les plus âgés. On est arrivé à garder le lien car beaucoup de nos activistes habitent sur place avec ces populations.

Et dans le reste de l’Inde, les informations peuvent être assez contradictoires ?

La contamination augmente dans toutes les grandes villes, Bombay, Chennai, Delhi, Bangalore. Les habitants de Bombay ne peuvent pas sortir sauf à montrer un certificat de non contamination. Il y a un problème d’identification des causes du décès, les personnes dont le cas a été aggravé par le Covid ne sont par exemple pas comptabilisées dans les statistiques. Les services de santé ne sont pas à la hauteur, les tests ne sont pas disponibles. Les espaces où les malades sont mis en quatorzaine sont insalubres et mal organisés.

Est-ce que vous pouvez vous déplacer librement ?

Depuis début juin, il y a peu de restrictions. De 7h à 21h, la circulation est libre, les magasins sont ouverts. Les rassemblements restent interdits partout et tout le temps. Mais c’est inévitable que les gens se concentrent dans tel ou tel endroit. Les trains par exemple fonctionnent beaucoup moins qu’avant, donc les gens se précipitent dans les terminaux de bus. Beaucoup d’employées de maison n’ont pas repris le travail et beaucoup n’ont pas été payées en avril, mai ou juin. Les travailleurs migrants ont beaucoup souffert, ils n’ont pas pu retourner chez eux en mars, il n’y avait pas de transports. Tout s’est arrêté d’un coup, la construction, les restaurants, les magasins. Ils ont survécu comme ils pouvaient. En mars le confinement devait durer 15 jours, donc il n’y a pas eu de précipitation pour revenir. Mais lors du deuxième confinement en avril, l’agitation a commencé, les propriétaires se sont mis à demander leur loyer, les commerçants ne faisaient plus crédit. Ces travailleurs ne pouvaient pas survivre ici en ville. Comme ils n’habitent pas officiellement à Bangalore, ils ne pouvaient pas bénéficier des distributions de nourriture. Ça a été très brutal. Maintenant, ils ont pu revenir chez eux en juin car les trains se sont de nouveau mis à fonctionner, des milliers et des milliers de gens se sont précipités dans les gares. Il y a eu un gros problème de coordination entre les différents états et l’état central. Celui-ci n’avait pas de réelle volonté de ramener ces gens, il y a eu aussi des cas où il n’a pas collaboré de manière entière avec des états qui n’étaient pas dirigés par le BJP (le parti au pouvoir-NDLA).

Qu’a fait Fedina au début du confinement ?

A partir du 19 mars, comme le confinement était général, nous avons fermé nos bureaux pendant 5 jours. Or à cet époque, il y avait une fête religieuse appelée Ugadi, beaucoup de nos activistes ou des personnes que nous soutenons étaient partis hors de Bangalore. Ils ont été bloqués par ce premier confinement de 21 jours et n’ont pas pu revenir. Nous n’avons donc pas pu mettre en place beaucoup d’actions à ce moment-là sauf en direction des travailleurs migrants qui se sont retrouvés eux coincés à Bangalore. Ils n’avaient pas d’argent, pas de nourriture et ne pouvaient pas sortir. Personne dans les usines où ils travaillaient ne se préoccupait d’eux. Ils ont commencé à nous appeler, on a réfléchi à comment on pouvait leur apporter un soutien. On s’est mis en relation avec d’autres organisations mais il nous fallait un permis pour pouvoir circuler que nous n’avons pas pu obtenir les 21 premiers jours. Personne ne pouvait circuler, la police était très stricte, voire brutale. Ça a été très compliqué pour nous de lancer des actions pendant cette période. On a finalement obtenu ces permis de circuler et aussi pu distribuer de la nourriture à 300 ou 400 de ces travailleurs. On a aussi pensé à l’opportunité de fabriquer des masques car nous accompagnons des travailleuses du textile qui ont des machines à coudre chez elles. 10 000 masques ont été fabriqués et donnés gratuitement aux habitants des bidonvilles, surtout les plus âgés. Le problème était de se procurer du tissu, ce qui était impossible lors du premier confinement, nous avons dû attendre la deuxième phase du confinement. Les retraitées du secteur informel que nous suivons ont aussi été touchées, elles n’ont pas reçu leur retraites pendant deux mois, une plainte collective contre l’Etat a été déposée par un syndicat national à laquelle nous nous sommes joints.

Comment la population des bidonvilles a supporté la situation ?

Comme attendu, ils ont beaucoup souffert. Les organisations de la société civile et des individuels ont mis en place des cantines populaires, c’est ça qui a permis de tenir. Des rations de riz et d’autres produits de base ont aussi été distribués. Beaucoup ne réussissaient à obtenir qu’une ration par jour, très rarement deux. On parle de survie, car tout ailleurs était complètement fermé. Le gouvernement a donné du lait. Il a aussi annoncé qu’il distribuerait les retraites deux mois en avance, mais ça n’a pas été suivi d’effet. La population a bien intégré les mesures de précaution mais dans les faits elle n’a pas pu les appliquer, comment faire quand on habite à cinq dans deux petites pièces ? Cette situation a aussi fait que les hommes sont restés, de fait, à la maison. La fermeture des magasins d’alcool a été un problème dans ces quartiers qui sont confrontés à un fort problème d’alcoolisme. D’ailleurs ce sont ces magasins qui ont été déconfinés en premier et devant lesquels se formaient d’immenses queues. Après c’est encore difficile de savoir si le confinement a entrainé une augmentation de la violence dans les familles.

Comment le système économique et social en Inde a amplifié les conséquences de la crise ?

Les castes les plus basses sont les classes les plus populaires, elles travaillent dans le secteur informel. Beaucoup n’ont pas la possibilité de respecter la distanciation physique ou d’avoir un accès à l’eau. Les femmes ont été durement touchées. Les employées de maison ne sont par exemple pas reconnues officiellement, elles n’ont pas de sécurité sociale, elles ne peuvent compter que sur elles.

Quel est votre avis sur la gestion de la crise par l’État ?

Le confinement a été imposé d’une façon complètement déconnectée de la population, sans préparation, unilatérale et presque autoritaire. A cela se sont ajoutés des services publics de santé sous-financés depuis longtemps. Le confinement n’a fait que retarder la contagion mais n’a pas réglé le problème, maintenant elle est en train de reprendre fortement alors que le déconfinement a démarré. Je dirais aussi que c’est plus une gestion de crise à l’attention des classes moyennes mais qui n’est pas forcément adaptée aux classes populaires.