Sénégal : « beaucoup de jeunes n’ont pas de travail, beaucoup ont émigré »

Comme un miroir aux récentes émeutes qui ont eu lieu au Sénégal, auxquelles ont participé de nombreux jeunes, Frères des Hommes et Concept (son partenaire) ont construit une action commune visant à accompagner de jeunes artisans. Bigué Ndao, la coordinatrice du projet, nous raconte.

Commençons par votre présentation et celle de notre action commune à Dakar
Je suis Bigué Ndao, je travaille au sein de l’organisation Concept depuis 2017. J’ai d’abord été accompagnatrice ensuite formatrice et enfin aujourd’hui coordinatrice du projet dont nous allons parler. Ce projet a commencé en novembre 2019 avec Frères des Hommes Belgique et la Wallonie-Bruxelles International (WBI) . Au début Frères des Hommes à Paris était impliqué sur le suivi pédagogique et a soutenu financièrement le projet à partir de décembre 2020 par le biais de l’AFD. C’est donc un projet à quatre : Frères des Hommes Belgique, Frères des Hommes, la WBI et l’AFD.

A quelle situation entend répondre cette action ?
A celle de l’emploi. Bien qu’on soit au cœur de Dakar, la pauvreté est bien présente. Des ménages sont très vulnérables, beaucoup de jeunes n’ont pas de travail, beaucoup ont émigré. On s’est demandé comment faire face à cette situation en s’appuyant sur l’artisanat qui est un secteur très important dans le pays. C’est le secteur qui recrute et qui forme le plus mais il est un peu oublié par l’Etat, d’où notre envie d’agir dans ce domaine. Nous avions déjà accompagné des artisans dans d’autres régions mais à Dakar c’est la 1ère fois.

Quelle est l’origine sociale des participants ?
Les participants sont généralement déscolarisés, analphabètes, certaines travaillent comme employées de maison, d’autres sont mères célibataires. Il y a autant de femmes que d’hommes. Elles et ils sont 90 et viennent de deux zones très populaires de Dakar, surtout le quartier des Parcelles habité auparavant par des couches assez aisées de la population. Ces habitants sont partis et le quartier est davantage occupé aujourd’hui par une population en situation de vulnérabilité. Nous connaissions déjà cette zone au même titre que celle de Grand Yoff où nous travaillons.


Bigué Ndao, lors d’une réunion avec Léa Rouillon, chargée de formation chez Frères des Hommes, à Dakar, en février 2021

Tous les participants sont artisans ?
Oui, ils sont déjà apprentis et sont dans des ateliers ou des centres de formation. Mais, ici, quand on parle « centre de formation », ce sont des centres de petite taille, informels ou pas, à vocation très social au sein d’un quartier, accueillant des jeunes en situations de vulnérabilités.

Qu’avez-vous pu mettre en place ?
Une formation en alphabétisation en français a commencé. C’est une formation qui a d’abord un but social, il s’agit de donner au futur artisan le meilleur environnement possible en lui permettant d’être fonctionnel au niveau du français dans son quotidien (dans son milieu d’apprentissage, sa communauté, au niveau des services de santé). Il y a eu aussi ce qu’on appelle les formations en compétence de vie. Ce sont des formations de 3 jours dans le domaine de la prise parole en public, de l’estime de soi, de la nécessité de dialoguer, de l’éducation financière etc. L’apprenti doit aussi se former socialement. Certes il doit avoir les bagages techniques nécessaires mais la formation en citoyenneté l’aide à s’intégrer dans la société à travers des actions collectives.

L’autonomie des apprentis-artisans est le but recherché  ?
Oui, soit ils deviennent indépendants, soit ils rejoignent un atelier déjà existant. Mais dans tous les cas ils sont autonomes. Cette autonomie passe aussi par des rencontres « inter-filières » (coupe-couture, menuiserie, mécanique, pâtisserie, sérigraphie, teinture et sculpture sur bronze), pendant lesquelles les apprentis échangent sur les possibilités d’agir collectivement. Ces rencontres ont donné naissance à des collectifs d’artisans qui ont mis en place un système de crédit et d’épargne pouvant aider les artisans à acheter du matériel. Il y a aussi des rencontres mixtes entre les parents, le maître-artisan et l’apprenti, qui permettent de fluidifier les relations entre tout le monde : quand une artisane doit travailler le matin comme employée de maison, ceci peut impacter négativement son apprentissage. Le maitre artisan doit le comprendre et trouver un accompagnement spécifique.

Quel est la place des maîtres-artisans ?
Ils sont formés en pédagogie, en gestion, en sécurité et ont un appui en matériel. Ils jouent un rôle d’exemple fort pour les apprentis que nous formons. Ils font le suivi des formations techniques et socialement ils ont une place forte dans le projet. Ils permettent aussi de temporiser la forte attente des parents par rapport à leurs enfants apprentis.

Comment sont vus les artisans au Sénégal ?
Comme des personnes qui n’ont jamais fréquenté l’école ou qui ont arrêté très jeunes, d’un milieu social difficile. Très souvent ils sont déconsidérés, il y a beaucoup de sensibilisation à faire. Un jour un apprenti me disait : « nous sommes toujours mal vus par rapport à ceux qui vont à l’école pourtant nous sommes ceux qui devenons indépendants le plus tôt ». Et effectivement au bout de 4 ans ou 5 ans de formation, les apprentis peuvent devenir autonomes.

Pourquoi est-ce important qu’il y ait autant de filles que de garçons dans ce projet ?
C’est important car les femmes rencontrent plus d’obstacles pour être formées, même si elles se montrent volontaires. Il y a une forte pression sociale sur elles. Par exemple, elles ne viennent très souvent que l’après-midi car elles doivent s’occuper des tâches ménagères le matin. Vient s’ajouter aussi la question du mariage et de l’accès exclusif de certaines filières au profit des garçons, c’est important que ces femmes aient conscience qu’elles ont le choix.

Quel est votre avis sur les récentes émeutes auxquelles participaient de nombreux jeunes sénégalais ?
Avant ces émeutes, je ressentais depuis longtemps une tension sociale dans le pays. Ces manifestations étaient inévitables, car le malaise social est profond. Les jeunes que nous côtoyons nous le montrent et nous le disent. Quand on voit un jeune de 11 ans dans la rue manifester, cela montre un gros problème et surtout une fracture sociale.