Haïti, « les changements sont bien présents et se font à l’échelle humaine »

Le 17 avril 1996, des membres du Mouvement des travailleurs sans terre (MST) sont abattus par la police militaire de l’État du Pará, au Brésil. Depuis, le 17 avril est déclarée « Journée internationale des luttes paysannes ». Nous avons interrogé Sarah Hopsort, volontaire de Frères des Hommes auprès du Mouvement paysan Papaye et immergée pendant 6 ans dans la défense et le développement des paysans haïtiens. [Partie 1].

Quelle est la première chose qui t’a marquée à ton arrivée à Papaye ?
C’était en septembre 2014, je venais de passer trois mois au Sénégal. Et ce qui m’a marqué c’était que ça ressemblait à l’Afrique sans être l’Afrique. L’habitat, la couleur de la terre, le mouvement des gens, tout me rappelait l’Afrique. Mais c’était très déroutant car ça n’était pas du tout l’Afrique. L’empreinte de la culture caribéenne est très forte, il y a aussi présence des hispanophones et l’influence des États-Unis.

Tu disais qu’au début de ton volontariat que l’observatrice - que tu étais – était aussi observée, est ce que tu peux nous parler de cette période ?
Quand on est dans un statut de volontaire, ou quand on part vivre à l’étranger, on pense beaucoup à apprendre, à observer. Mais on est reconnu tout de suite. On est donc beaucoup observé et surtout dans un village comme Papaye où peu de gens viennent d’ailleurs. Au niveau du Mouvement paysan Papaye, ils ont des attentes par rapport au volontaire, à sa façon de travailler. Ils t’observent beaucoup pour s’adapter à toi. Des deux côtés, il faut s’apprivoiser. Globalement, c’est une organisation très ouverte, qui accueille beaucoup de gens de l’extérieur, un peu comme une maison ouverte. A mon arrivée, je ne me suis pas précipitée pour commencer tout de suite les actions, je voulais comprendre le MPP et je voulais qu’ils aient confiance en moi. Je le savais par mon expérience au Sénégal. Pour comprendre les gens, il faut du temps.

Comment (et quand) as-tu pu mettre en dialogue ce que tu savais faire avec les besoins du MPP ?
C’est un peu paradoxal car j’ai pris beaucoup de temps pour les observer, eux aussi d’ailleurs. Mais en même temps j’ai vite participé aux activités du MPP. Ma mission consistait en un travail d’observation. Par exemple je devais suivre le fondateur du mouvement dans ses activités de formation, pour comprendre sa pratique, et assurer pour plus tard une continuité avec les autres formateurs du mouvement. En l’observant lui, sa philosophie, sa pratique, j’apprenais au fur et à mesure, et je leur renvoyais le résultat de mon observation, je soulevais quelques questionnements. Ça a duré deux, trois mois. Ils avaient besoin de comprendre ma capacité à comprendre leurs enjeux. J’avais déjà travaillé sur des problématiques identiques, donc j’arrivais à m’en saisir assez vite. Ce que j’ai remarqué aussi c’est que la plupart des personnes qui travaillent au MPP ont des expériences de vie assez incroyables, peu d’entre eux finalement y ont trouvé un emploi par la voie classique en postulant dans cette organisation paysanne. Ce sont des expériences marquées profondément par l’histoire politique du pays. Je pense à des membres des groupements, dont beaucoup ont participé à des actions de défense des paysans, que ce soit à l’époque de la dictature des Duvalier ou du coup d’Etat d’Aristide en 1991. Certains ont été touchés physiquement. Ce sont ces histoires de vie qu’ils te transmettent en fait.

Qu’a changé le fait de bien parler le créole pour toi ?
J’ai eu la chance de beaucoup observer et d’écouter, deux jours après mon arrivée j’assistais à des réunions en créole. Il y a beaucoup de similarités avec le français mais le créole a sa propre syntaxe, sa grammaire. J’ai mis du temps à bien parler, c’est important pour donner confiance aux gens et libérer la parole.

Est-ce que tu as eu des périodes de doutes ?
Oui, je me posais la question sur le sens d’un programme de développement. En quoi est-ce que ça change la vie des gens, car les défis sont énormes ? Et je me disais que, oui, les actions de notre projet permettent d’avancer par petits coups, étape par étape. Il n’y a pas de grands bouleversements mais les changements sont bien présents et se font à l’échelle humaine. Il faut garder une vision globale en tête bien sûr mais l’échelle humaine est très importante. Après, sur un plan plus personnel je me posais la question de pourquoi je m’engage tout le temps, loin, toute seule, dans des défis gigantesques. Mais j’ai une grosse envie d’apprendre et de voir comment on peut changer les choses. C’est une forme d’apprentissage quelque part.