"Nous voulons former une société qui donne la vie aux paysans"

Vilgard Jacques était un des fondateurs du Mouvement paysan Papaye, en 1973, mouvement auquel il aura consacré sa vie. Nous re-publions un entretien avec lui sur la répression du mouvement à l’époque de la dictature des Duvalier.

Comment êtes-vous entré au MPP ?

Je suis entré au MPP à 19 ans avec Chavannes qui était notre animateur (Chavannes Jean-Baptiste a fondé le MPP en 1973). A l’époque, nous étions impliqués dans plusieurs mouvements sociaux à l’école, l’Eglise... L’idée du MPP a émergé ici même à Papaye, sous l’impulsion d’un prêtre qui a proposé à Chavannes de venir travailler avec un groupement de paysans. Cela fonctionnait bien. Parallèlement, Chavannes recrutait des paysans pour créer un groupement à Bassin Zime dont nous sommes originaires. Nous avons suivi 12 séances de formation et à la fin, nous avons monté notre propre groupement, avec 27 membres en tout. Nous avons investi un capital ; nous n’avions pas beaucoup d’argent, mais nous avons chacun mis 10 gourdes, ce qui représentait beaucoup pour l’époque. Puis nous nous sommes mis d’accord sur un jour de travail collectif. C’est comme ça que je suis devenu membre du deuxième groupement formé par le MPP. A l’époque, l’organisation n’avait pas encore de nom, on parlait des groupements agricoles. C’est à la chute de la dictature que le nom de "MPP" est apparu.

Quel était le contexte historique dans lequel le MPP a pris forme ?

C’était sous la période de dictature de Duvalier fils. Les gens n’étaient pas libres, on ne pouvait pas dire tout ce que l’on voulait, il fallait une autorisation pour se réunir. Duvalier avait créé un corps spécial appelé Volontaires de la Sécurité Nationale (VSN), une milice servant à protéger le pouvoir et surveiller le pays. Elle était présente dans toutes les sections communales. Mais il y a une activé, le Kombite (mot créole qui signifie « solidarité, travail collectif, entre-aide », c’est un mode de travail collectif traditionnel), contre laquelle le pouvoir ne pouvait rien. Notre stratégie était de dire que l’on faisait un jardin communautaire. Par ce biais, nous arrivions aussi à défendre nos réunions. Si un chef de section passait pour nous demander ce que l’on faisait durant la réunion, on lui disait : « on prépare le travail pour la journée de demain, comment conserver le sol, qu’est-ce que l’on va planter »… alors qu’on faisait des formations civiques ou des débats sur des sujets politiques. S’ils venaient assister aux réunions, on reprenait un langage plus technique, on ne parlait pas de politique. C’est ce qui nous a permis de grandir malgré la dictature. Nous formions une organisation sociopolitique, mais si nous l’avions affiché, nous aurions été détruits.

Comment le mouvement a-t-il pu grandir dans une telle clandestinité ?

On continuait les réunions semi-clandestines. Les groupements faisaient des récoltes qu’on gardait dans des silos. Puis on les vendait et on réinvestissait l’argent gagné dans le groupement. C’est ainsi que nous sommes arrivés à 78 groupements et ensemble, nous avons monté une coopérative agricole. A la fin de l’année, on essayait de faire des réductions aux gens qui avaient acheté nos produits pour les motiver à nous soutenir. Pour nous autres qui travaillions, on essayait de s’encourager : notre système nous permettait de gagner un peu plus qu’en travaillant seul. L’autre chose qui nous motivait, c’est que nous pouvions lutter ensemble contre les abus, les injustices. Nous étions comme une chaîne de solidarité : si quelqu’un avait un problème, tout le monde était concerné. Cela a été très important pour maintenir le groupement et intéresser des personnes extérieures. A de nombreuses reprises, les membres des groupements se sont montrés solidaires avec les paysans, ce qui a fait grandir le mouvement. La formation permet de rendre les gens beaucoup plus solidaires.

Avez-vous été inquiété sous la dictature à cause de vos engagements ?

Moi-même je n’ai pas été inquiété. Mais les actions des chefs de sections avaient un impact psychologique sur nous tous… Il est arrivé qu’ils s’emparent des livres appartenant à Chavannes et dont les titres sonnaient socialiste. Un membre du groupement a encore aujourd’hui des séquelles de ce qu’il a vécu. Petit à petit, les hommes du régime ont compris ce que nous faisions, ils ont eu peur que l’on renverse le régime. Ils arrêtaient des personnes de façon arbitraire pour faire peur aux gens. Certains nous dénonçaient. Parfois, ils attachaient les paysans à un cheval et le trainaient ou le frappaient fort. C’est à partir de là que nous avons dénoncé encore plus fort les injustices.

En quoi le changement de régime a changé la façon de travailler ou de fonctionner du MPP ?

Le MPP est apparu en public, nous étions plus visibles et plus confiants. On pouvait faire des assemblées de zones et des réunions sans être dans la clandestinité. Nous n’avions plus peur des chefs de sections et il n’y avait plus de miliciens. Nous avons manifesté pour dénoncer leurs méfaits et nous avons fait passer le message suivant : « n’ayez plus peur, car ils n’ont plus de pouvoir ». Certains paysans, lorsqu’ils voyaient d’anciens miliciens, voulaient se venger, mais Chavannes s’y opposait. Il disait qu’il fallait pardonner, nous sommes un mouvement pacifiste. Tout le monde ne comprenait pas, mais on s’y est tenu. C’est ce qui nous a permis de nous faire respecter.

Le MPP maintenant ?

Maintenant, les paysans membres du mouvement envoient leurs enfants à l’école et c’est comme ça que le changement pourra se faire. Certains deviennent économistes, professeurs, agronomes… Beaucoup sont devenus membres du mouvement à leur tour. Nous sommes les aînés, mais la jeunesse est là pour continuer ce que l’on a commencé. Les paysans luttent toujours car ils sont toujours en situation difficile. Il n’y a pas d’hôpitaux, ni d’eau potable. Nous voulons former une société qui donne la vie aux paysans, où il n’existe pas l’exploitation de l’homme par l’homme, c’est notre but.