« Un phénomène nouveau dans la réalité brésilienne apparaît : une haine politique et un état d’esprit subversif des riches provoqués par le fait d’avoir, pour la première fois, un gouvernement de centre gauche qui est resté de gauche et a continué à défendre les pauvres contre les riches. Pendant les deux dernières années du gouvernement Rousseff la lutte des classes est revenue en force. Non pas du fait des travailleurs mais de celui de la bourgeoisie mécontente. » Ces mots ne viennent pas d’un membre du Parti des travailleurs brésilien mais de Luiz Carlos Bresser-Pereira, ministre de deux gouvernements de droite entre 1985 et 2002, illustrant la vive tension qui secoue actuellement la société brésilienne. Pourquoi cette haine, et pourquoi maintenant ? Une partie de la réponse se trouve dans l’histoire du pays et dans la marque profonde, souvent inconsciente, que l’esclavage a laissée au sein du peuple brésilien, riches et pauvres confondus. Le pouvoir du maître sur l’esclave reposait essentiellement sur la force, celle-ci découlant de la richesse matérielle. Le système était, à de rares exceptions près, accepté et intégré par tous, maîtres et esclaves. Le maître avait sa place : en haut ; et l’esclave la sienne : en bas.

Brésil d’en haut – Brésil d’en bas

Ayant aboli l’esclavage en 1888, la société brésilienne n’en resta pas moins, certes de façon de plus en plus adoucie au fil des années et des progrès sociaux, divisée entre ceux d’en haut – plutôt blancs – et ceux d’en bas – plutôt noirs et métis. Le Brésil vient de vivre douze années de gouvernement centre gauche au cours desquelles la situation matérielle des classes populaires s’est beaucoup améliorée. Le quatrième gouvernement centre gauche vient de démarrer et il est fortement question que Lula, qui jouit d’une grande popularité chez les plus défavorisés, brigue un nouveau mandat en 2018. Il aura 73 ans. C’est beaucoup trop pour cette classe de « maîtres » : banquiers, financiers, industriels, propriétaires fonciers et leurs relais politiques. Patrons des grands médias, ils jettent très adroitement de l’huile sur les braises toujours chaudes du rapport riche-pauvre, dominant-dominé, Brésil d’en haut-Brésil d’en bas : à petites doses mais de façon continue et insidieuse pendant les périodes calmes, à plus forte dose pendant les périodes agitées comme en ce moment. De là, leur opposition farouche aux tentatives par les mouvements sociaux et syndicats de casser la concentration des médias et à celle de modifier la loi électorale pour interdire le financement des campagnes électorales par les entreprises privées. De là aussi, leurs appels à la destitution de Dilma Rousseff, dont le parti est touché par une importante affaire de corruption, comme l’ensemble des principales formations politiques du pays.

João Pedro Stedile, leader des sans-terre, « mort ou vif »

Parmi les mouvements sociaux brésiliens, le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) est le plus visé par ce climat délétère car il occupe une vraie place dans la vie politique brésilienne et est proche idéologiquement du Parti des travailleurs de Dilma Rousseff. Un message a circulé sur les réseaux sociaux récemment, réclamant la tête de João Pedro Stedile, dirigeant du mouvement, « mort ou vif ». Créé en 1984, le MST, que Frères des hommes soutient depuis cette date, est le mouvement social le plus influent du Brésil et de l’Amérique latine. Sa vision ne se réduit pas à la seule distribution de terres et à dénoncer la mainmise des grands propriétaires. L’éducation est, parmi d’autres, une priorité. Ainsi le premier bâtiment collectif aménagé lorsque les familles occupent une terre à exproprier est le plus souvent une école. Près de São Paulo le MST a créé un centre de formation pour ses propres militants et ceux d’autres mouvements sociaux : l’école nationale Florestan Fernandes. Or éduquer et conscientiser le peuple « d’en bas » est dangereux pour le maintien du rapport dominant-dominé.

La mobilisation d’une opposition au gouvernement en place est normale dans une démocratie. Ce qui inquiète actuellement est la radicalisation de cette opposition. Une lutte est bel et bien engagée entre ceux « d’en haut » et ceux « d’en bas », une vision du monde et du Brésil est en jeu. La radicalisation politique des classes supérieures est peut-être aussi le signe que les mouvements sociaux, MST en tête, sont en train d’opérer une réelle transformation sociale dans la société brésilienne.